La dimension développement dans un processus de « Justice transitionnelle »
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Atelier d’échanges sur la Justice Transitionnelle et son évolution au Burundi
Le thème que l’on m’a proposé est encore un champ en friche. Peu d’études ont déjà été réalisées sur le sujet. Peut-être avez-vous déjà commencé à faire des incursions dans le développement de la relation entre ces deux univers, celui plus ancien de développement, et celui plus récent des mécanismes de justice transitionnelle.
1. Renforcer le couple Justice transitionnelle et développement : une intuition récente.
Le thème que l’on m’a proposé est encore un champ en friche. Peu d’études ont déjà été réalisées sur le sujet. Peut-être avez-vous déjà commencé à faire des incursions dans le développement de la relation entre ces deux univers, celui plus ancien de développement, et celui plus récent des mécanismes de justice transitionnelle. Quand le magistrat Louis Joinet[1] énonça ses principes devenus désormais l’inspiration de base de la justice transitionnelle, il partait de son back ground de juriste et cherchait à trouver des voies de sortie pour des situations de violations massives de droits humains pour lesquelles les mécanismes judiciaires ordinaires se révélaient impuissants ou dont ils avaient aggravé la perversité. L’idée de développement n’était pas son inspiration fondamentale. Les développements qui ont suivi ses principes jusqu’à la synthèse fondatrice du Secrétaire Général de l’ONU, Koffy Annan[2], en 2004 restaient dans la même vision. C’est seulement ces dernières années que l’on commence à s’interroger pour savoir si les violations des droits humains n’inhibent pas en profondeur les énergies intérieures des victimes et de leurs communautés, rendant ainsi difficile, voire impossible toute dynamique de développement, et par conséquent une véritable sortie du cercle vicieux de la violence. Le couple justice transitionnelle et développement est encore en phase de fiançailles au niveau des pourparlers, même si en réalité, les connexions restent toujours établies par les nécessités de la vie. Une conférence internationale tenue à Berlin du 27 au 29 Janvier 2010 a montré la nécessité de se pencher sérieusement sur la relation Justice transitionnelle et développement si on veut rendre fécond les mécanismes de justice transitionnelle. Jusqu’ici les deux domaines avaient une indépendance de fonctionnement. Peut-être ne faut-il même pas qu’on les confonde ; mais il doit s’initier une synergie et une complémentarité pour une meilleure rupture avec les cycles vicieux de la violence. Qu’en est-il traditionnellement des deux domaines ?
1.1. Justice transitionnelle :
Celle-ci englobe l’ensemble des mesures pour redresser une situation de violations massives des droits humains qui, en général, comprennent des poursuites judiciaires pour crimes, des mécanismes conduisant à la connaissance de la vérité sur les crimes du passé, des dispositions pour la réparation de torts subis par les victimes des différentes violations et des dispositions de réformes institutions. Tout cela est supposé conduire au raffermissement des normes sociales et au rétablissement de la confiance dans les institutions.
Celui-ci consiste, quant à lui, en une dynamique qui engage des processus dont l’objectif est l’amélioration des conditions socio-économiques de vie des populations. Il ne s’agit pas seulement de la croissance économique et de l’amélioration des circuits de distribution, mais aussi des mesures touchant le social, l’institutionnel, les facteurs politiques et tout ce qui peut avoir une incidence sur le bien-être socio-économique des populations.
2. La géographie des conflits nous conduit à la pauvreté
La majorité des conflits ont surgi ces dernières décennies dans des pays à faible niveau de développement, des pays où il y avait pauvreté, inégalités, précarité et insécurité à tous points de vue. Ces pays sont marqués par des histoires de violations massives des droits humains qui hypothèquent davantage les pré-requis contextuels pour le développement. La pauvreté aggrave le phénomène de marginalisation et de vulnérabilité, ce qui fragilise les groupes face aux abus du pouvoir et les institutions qui auraient pu les protéger. Dans ces pays se développent de grandes inégalités qui génèrent des frustrations, ces dernières permettant à leur tour des incubations du potentiel de violence. C’est aussi dans ce contexte que se développent de façon ostentatoire le phénomène de la corruption, l’exploitation illégale des ressources naturelles ainsi que les crimes économiques souvent de très haut niveau. L’éclatement des violences entraîne la destruction des infrastructures physiques et des moyens sur lesquels auraient dû reposer le développement. Il est donc permis de se demander si le déficit de développement ne génère pas les violations massives des droits humains, renforçant les inégalités, affaiblissant la gouvernance, accroissant l’insécurité et désarticulant le capital social si fondamental pour le développement. De l’autre côte, la question demeure de savoir si les violations massives des droits humains et la mauvaise gouvernance ne conduisent pas à l’appauvrissent du pays, à la destruction des infrastructures de développement.
Les conflits armés, les dictatures, les désastres humains et les violations massives des droits humains ont un long impact sur l’inhibition et l’atrophie des capacités de développement. Ils désarticulent les systèmes et les institutions d’éducation, déstabilisent le travail de production, détruisent les réseaux et le sens de solidarité et accroissent le niveau de pauvreté. Voilà ce qui fait le lot des pays dit sous-développés, les plaçant ainsi dans un cercle vicieux où les différents paradigmes de développement et différents projets initiés depuis des décennies n’ont pas réussi à promouvoir un décollage réel. Les pays émergeants sont ceux qui ont pris une conscience aigüe de cette relation entre capital social et développement et qui développent ce que Sen Amartya et Martha Nussbaum appellent « Capability andWell-Being », « Development as Freedom » et « Agency »[3].
A moins d’améliorer sensiblement les conditions de vie pendant qu’on met sur pieds les mécanismes de Justice Transitionnelle, ces différentes initiatives et mesures liés au processus de renaissance vont devenir avec le temps des événements sans effet et accroître la déception des populations, conduisant les pauvres et les institutions qui les gèrent à renouer avec le cercle vicieux de la violence.
Le rapport de la Banque Mondiale de 2006 prenait position sur la question qui nous occupe en disant que la pauvreté conduit à la diminution des attentes chez les populations qui, à son tour, a un impact négatif sur le développement[4].
3. Pourquoi est-il difficile de rompre le cercle vicieux de la violence en contexte de pauvreté ?
On ne s’en rend pas suffisamment compte, l’héritage des atrocités du passé développe inconsciemment au sein des victimes, mais aussi au sein de leur communauté un profond et durable sentiment de peur et d’incertitude. Cela se remarque d’abord chez ceux qui ont subi des sévices physiques, mais aussi cela s’étend rapidement chez leurs membres de familles et, par osmose, jusqu’à leur communauté et à la société en général. Ce sens d’incertitude conduit à une peur panique permanente qui génère à son tour une démobilisation intérieure et une perte de la capacité d’initiatives.
De plus les gens perdent progressivement la capacité de développer des attentes et des aspirations par rapport à ce à quoi ils pourraient s’attendre raisonnablement. Ayant subi des frustrations dans leurs droits élémentaires, ces victimes finissent pas se convaincre qu’elles ne peuvent pas s’attendre à quelque chose de bon et atrophient progressivement la sphère de leurs ambitions. Les enfants qui naissent dans les milieux aisés sont beaucoup plus à même de rêver toujours d’ambitions grandissantes tandis que les pauvres et les victimes des violences développent une logique d’autocensure. Les gens perdent le goût d’aspirer à un statut social épanouissant au niveau professionnel et au niveau économique. L’audace de faire des réclamations auprès des autorités va en diminuant. Cette capacité d’aspiration ne touche pas seulement les besoins et désirs individuels, les préférences ou les plans, elle est plus profonde encore en touchant les attentes sociales et les attentes au niveau de la conception et de l’application des normes.
Il se développe dans leur milieu des réflexes de réclusion qui les confinent à leurs familles, à leurs clubs et communautés, réduisant ainsi l’idée de l’espace public. Cela conduit à un désengagement des réseaux sociaux et de la dynamique de solidarité sociale en général.
Ces phénomènes ne touchent pas que les victimes. En effet, la dynamique de peur est contagieuse. Les auteurs des violations des droits humains finissent par développer le même type de réflexe de réclusion et de solidarité fermée que les victimes, non seulement à cause des sentiments d’insécurité par rapport aux révoltes éventuelles, mais aussi par peur du retournement de l’histoire. Dans un tel contexte, il devient difficile, autant pour les victimes que pour les auteurs des violations des droits humains de se sentir citoyens d’un même pays ou d’une même région afin d’augmenter les possibilités de travailler ensemble.
Un autre phénomène qui apparaît généralement dans des cadres de violences est la perte de confiance dans les institutions. On n’y croit plus. Comment pourrait-on répondre positivement à une autorité ou à une institution dont on est convaincu qu’on ne partage plus la même base des valeurs et des normes. Les propos et les décisions des autorités institutionnelles provoquent chez les victimes des ressentiments qui ne permettent aucun sens de collaboration librement consenti pour l’exécution d’un quelconque programme. Les institutions sont ainsi obligées de recourir chaque fois à un surcroît de force pour faire exécuter les décisions prises, ce qui accroit les frustrations avec le potentiel de violence qui les accompagne. Les pauvres ont l’impression d’être soumis à une pression les obligeant à souscrire à des normes dont les effets sociaux contribuent à la diminution de leur dignité en exacerbant l’inégalité et en les marginalisant d’avantage dans l’accès aux biens et aux services.
Tout ce que nous venons d’évoquer ici montre combien la pauvreté et la question de la violation des droits humains sont intrinsèquement liées et constituent un frein au développement. Une étude par Philip Keefer et Stephen Knack[5] a montré qu’il y a une corrélation entre le respect des droits civils et politiques et la croissance économique ainsi qu’une corrélation entre l’instabilité politique et la violence dans la régression économique et le tarissement des investissements.
4. Retrouver le développement humain par la Justice transitionnelle.
Depuis quelques années, les institutions mondiales s’intéressent à quelque chose de plus que la croissance économique ou les revenus. Elles veulent renouer avec ce que le philosophe Aristote appelait le « Bien-être ». Ceci s’accompagne d’une réflexion sur le travail à faire en vue de la participation politique, de la réduction des différentes formes d’inégalités. Ceci suppose que l’on puisse développer le capital social. Le véritable défi aujourd’hui est celui du renforcement du capital social par le développement et la justice transitionnelle. Ce capital social joue sur les éléments suivants tels que regroupés par Professeur Yvonne Sliep de l’Université du KwaZulu Natal :
Il est évident que le terrain de la mise sur pieds des mécanismes de justice transitionnelle est encore nouveau et demanderaient un investissement dans des réflexions l’amenant à répondre aux véritables aspirations des populations. Renforcer les couple développement et justice transitionnelle se révèle crucial si on veut rompre véritablement avec les ingrédients du cercle vicieux de la violence.
Transitionnal Justice and Development, ICTJ Briefing, ICTJ Research Unit, September 2009, 8.P.
Pablo de Greiff & Roger Duthie (édit.), Transitional Justice and Development, Making Connections, Advancing Transitional Justice Series, ICTJ & Social Sience Research
[1] Louis Joinet, L’administration de la justice et les droits de l’homme des détenus ; Question de l’impunité des violations des droits de l’homme (civils et politiques), Rapport final établi par Mr Louis Joinet, en application de la décision 1996/119 de la Sous-Commission, New York, E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, 2 octobre 1997
[2] S/2004/616: Koffi Anan, The rule of law and transitional justice in conflict and post-conflict societies, report of the Secretary-General, 23 August 2004, n°8.
[3] Amartya Sen, « Well-Being, Agency, and Freedom », Journal of Philosophy 82(1985) : 169-221 ; and Amarty Sen, « Capability and Well-Being », in The quality of Life, ed. Martha Nussbaum and Amartya Sen (Oxford : Claredon Press, 1993).
[4] World Bank, World Development Report 2006 : Equity and Development (Washington, D.C. : World Bank, 2006), Chap.2, esp. 48 ff.
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