Pourquoi la dépendance fait plus de dégâts au Burundi que tout autre facteur de la pauvreté ?

Cette question a suscité des discussions très chaudes au sein des cinq groupes d’Animateurs Psychosociaux que nous avons eu l’honneur deformeren « Développement Communautaire ». Ce thème était l’un des cinq thèmes de formation à l’ordre du jour du Séminaire de Formation que le CENTRE UBUNTU a conduite en faveurs des Animateurs Psychosociaux du RESEAU UBUNTU, du 14 au 18 mars 2011 au Centre Suédois. Les quatre autres thèmes étaient : « Valeurs d’UBUNTU », « RESOLUTION PACIFIQUE DES CONFLITS », « TRAUMATISMES », et « LEADERSHIP ET GOUVERNANCE PARTICIPATIFS ».

Pour comprendre le développement et faire l’option en sa faveur, il nous a fallu d’abord essayer de comprendre la pauvreté. Nous avons évoqué les causes historiques de la pauvreté au Burundi telles que la colonisation, la guerre…, les causes sociopolitiques comme les exclusions et les discriminations dans les écoles fondées sur les origines ethniques et régionales, etc. Nous avons également parlé des facteurs de la pauvreté suivant la présentation du Sociologue Phil Bartle à savoir l’ignorance, la maladie, l’apathie, la malhonnêteté, et la dépendance. L’objectif n’était pas de suivre le schéma classique de la logique qui veut que quand on parle des causes on parle aussi des conséquences. Il était plutôt question de comprendre ce qui est à l’origine de la pauvreté et ce qui contribue à l’accroître ou le faire perdurer.

Les cinq facteurs de la pauvreté :

 

-          L’IGNORANCE : L'ignorance renvoie à un manque d'information ou de connaissances. Quand on dit que certaines personnes sont ignorantes, il ne s’agit pas d’une insulte, mais tout simplement qu’elles ne connaissent pas certaines choses, ce qui les rend incapables d’agir de la façon que l’on attendait suivant les circonstances et les contextes. Quand on organise une formation, on dit que l’on renforce les capacités des participants à cette formation. Et les capacités renvoient non seulement aux connaissances, mais aussi aux compétences. Un savoir qui ne s’accompagne pas de savoir-faire est un savoir mal assimilé. La connaissance donne un certain pouvoir qui, une fois transformé en actions de production, vous fait sortir de la pauvreté.

-          LA MALADIE : En cas de maladie, il y a baisse de la production et les membres de la communauté n’ont pas le choix sinon de dépendre de l’aide. La main d’œuvre qui était affectée aux travaux de production est mobilisée pour prendre soin des malades dans les hôpitaux, les centres de santé ou à la maison. Et quand la maladie se généralise à l’échelle d’un pays, au lieu d’importer les biens de production celui ci importe des médicaments, ce qui est un frein pour le développement national.Pour lutter contre la maladie, l’adage français « Mieux vaut prévenir que guérir » reste un principe fondamental car, lutter contre une maladie qui est là est plus coûteux que respecter les principes de l’hygiène, respecter les règles alimentaires et se prévenir contre d’éventuels agents pathogènes de maladie.

-          L’APATHIE : L'apathie est à la fois un facteur de la pauvreté et de la dépendance. Elle est parfois liée à une philosophie fataliste. "Accepte ta condition car Dieu a décidé de ton destin". Dans des pays sortant de crises sociopolitiques graves, c’est une situation très fréquente à cause des traumatismes graves qui ont affecté la société. Un proverbe russe indique que nous sommes dans les mains de Dieu, mais que nous avons aussi la responsabilité de nous aider nous-mêmes : « Priez Dieu, mais ramez aussi vers le rivage ». On a été créé avec beaucoup de capacités : de choisir, de collaborer, de s'organiser pour améliorer la qualité de nos vies ; on ne devrait pas permettre que le nom de Dieu ou d'Allah s'utilise comme justification pour ne rien faire.

-          LA MALHONNÊTETÉ : S’exprimant sous forme de corruption, de détournement, d'extorsion et de vol, la malhonnêteté est perçue comme un manque d’intégrité sociale ou professionnelle qui enrichit les uns au détriment d’une multitude d’autres. Elle se produit quand la richesse destinée au développement de la société entière est illégalement, et souvent secrètement, détournée au bénéfice de quelques individus qui abusent de leur position de confiance comme serviteurs de la société dans son ensemble.La malhonnêteté couvre toujours un mensonge ou alors le mensonge le justifie.

-          LA DÉPENDANCE (syndrome de) : Le Syndrome de dépendance peut être défini comme une attitude ou une croyance selon laquelle un groupe ne parviendra pas à résoudre ses propres problèmes sans une intervention extérieure. C'est une faiblesse qui est aggravée par les actes de charité.

Quel facteur fait le plus de dégâts au Burundi ?

C’est en qualité de facilitateur, que nous avons posé cette question aux participants. Il fallait être là pour découvrir la richesse des interventions. Constatant que les campagnes de vaccination et les autres programmes de santé publique au Burundi ont fortement réduit les mortalités infantiles et fait reculer beaucoup de maladies infectieuses et contagieuses causées par des microbes, des bactéries et autres agents pathogènes, les participants n’ont pas été nombreux à dire que la maladie est le facteur qui cause beaucoup de dégâts. Ils ont également constaté que, malgré les traumatismes de la guerre au Burundi, beaucoup de burundais surtout en milieu rural travaillent dur pour gagner leur vie. Il y a certes à certains endroits des groupes de jeunes qui se réunissent à ne rien faire, aux lieux dits « Kw’i-ligala » mais l’on remarque que souvent, des « ligala » sont des rassemblements de jeunes en attente de se laisser embaucher. Des jeunes se mettent sur une place publique en attente d’une (camion)-benne qu’ils vont charger de pierres, de sable et/ou de gravier, ou alors de faire le porteur rémunéré. Quand on les voit assis, on pourrait avoir l’impression qu’ils détestent le travail, mais au fait ce sont des semi-oisifs.

 

Un grand débat s’est alors ouvert autour de l’ignorance et de la malhonnêteté. Il est incompréhensible que la plupart de jeunes formés dans les universités du Burundi demandent un emploi à la fonction publique. S’il n’y a pas d’initiative et de créativité, pouvons-nous dire que tous ces diplômés des différentes universités du Burundi sont ignorants ? Nul n’ignore aussi que la plupart d’agriculteurs burundais n’améliorent pas leurs techniques agricoles faute de savoir-faire, mais il est difficile d’expliquer pourquoi les ingénieurs et les techniciens formés à la Faculté d’Agronomie et à l’Institut des Sciences Agronomiques n’ont rien entrepris de durable dans le domaine agricole depuis trente ans. Et pour parler d’un phénomène actuel, jetons un coup d’œil sur le nombre de séminaires de formation qui ont été organisés par les Agences nationales et internationales en faveur des agents de l’Administration, de la Société Civile et d’autres Institutions dans le but de « renforcer leurs capacités ». Vous pouvez trouver des gens qui participent – je ne dis pas qui suivent – à cinq ou dix séminaires de formation en ceci et cela. Vous attendez qu’ils traduisent leurs acquis en actions, mais rien ne se fait. Est-ce qu’ils sont ignorants ? Non, le problème est ailleurs.

 

Sur un autre plan, l’on pourrait dire que la malhonnêteté cause énormément de dégâts, parce qu’elle commence dans les écoles, lorsque les écoliers, les élèves et les étudiants trichent pour avoir beaucoup de points. Les mêmes tricheurs entrent dans la vie professionnelle, avec pour objectif ou pour obsession d’acquérir des richesses par force. Le débat est encore plus vif aujourd’hui quand on parle du détournement de l’argent payé au Burundi par l’Ouganda avec toutes les contradictions qui l’entourent, du détournement de l’argent des démobilisés, des différents dossiers de corruption, etc. Oui, avec tous ces arguments à l’appui, il est clair que la malhonnêteté (tricherie, corruption, détournement, malversation) fait beaucoup de dégât au Burundi.

 

Avant de proposer une autre vision des choses, rappelons qu’il ya beaucoup de burundais qui savent tirer profit du peu de connaissances qu’ils ont, comme ces commerçants sans diplôme ni certificat qui font gonfler la caisse de l’Etat par leurs affaires, ou comme ces paysans agriculteurs et éleveurs qui nourrissent des villes entières par leur labeur et qui savent s’adapter à leur milieu, aux saisons et aux changements climatiques sans aucune information météorologique. Rappelons aussi que les malhonnêtes ne sont pas les plus nombreux dans ce pays, même si la tricherie s’observe sur chaque route, dans beaucoup de bureaux, et dans tous les systèmes des partis politiques du Burundi.

 

La malice de la dépendance

 

Contrairement à l’ignorance et à la malhonnêteté qui s’affichent au grand jour, la dépendance gangrène la société burundaise de façon sournoise. Elle agit cachée derrière tous les gestes de gratuité et tous les actes de charité. C’est la dépendance qui pousse ces personnes que vous voyez passer une à trois heures à faire de l’autostop sur la route, ne voulant pas faire juste l’effort de marcher 2 km. A propos, un ami que je respecte beaucoup m’a confié la semaine dernière : « Sans mentir, je ne peux pas marcher d’ici ( la Paroisse Saint Michel de Bujumbura) à la Bancobu Centrale » (environ 800 m de marche). C’est aussi la dépendance qui est à l’œuvre chez certaines femmes qui ne trouvent pas comment rendre service d’urgence à quelqu’un, juste par crainte de salir leurs cheveux. L’on pourrait allonger la liste de la façon dont la dépendance inhibe l’élan de la vie sociale.

 

Les aides et les dons sont nécessaires pour nous faire sortir des situations de crise et d’extrême vulnérabilité. Mais elles ne nous font pas forcément grandir. Les enfants qui reçoivent tout de leurs parents n’éprouvent pas le souci de chercher. Dans les villes, il est très facile de différencier les jeunes qui ont grandi dans l’aisance, dans la complaisance, dans l’abondance. Même au niveau intellectuel, ceux à qui on donne tout ne peuvent pas se comparer à ceux à qui on laisse une parcelle d’initiative. Dans le temps, nos parents nous encourageaient toujours à cultiver des jardins, juste pour la vente, pour nous acheter une culotte, un stylo, etc. Ils nous refusaient exprès de tout nous donner quand nous le désirions pour nous pousser à l’action.

 

La dépendance est multiforme. Il y a ceux qui dépendent de leurs parents ou de leurs amis, d’autres de leurs bienfaiteurs ou de leurs bailleurs, d’autres de leurs groupes sociaux ou politiques. Mais il y a en aussi qui dépendent de leurs habitudes et de leur instinct. Des élèves paresseux dépendent de leur inclination. Des alcooliques dépendent de l’alcool. Dans tous les cas, la dépendance paralyse la personne humaine. Elle ne veut plus faire un effort pour manger à la sueur de son front. Au contraire, elle veut des avantages sans peines.

 

Que notre Etat fonctionne à longueur d’années avec plus de la moitié du budget en provenance de l’extérieur, cela ne nous fait rien. Que plus de 90% des budgets de la Société Civile burundaise proviennent de l’étranger, nous trouvons cela normal ? Mais nous ne réfléchissons pas assez aux conséquences de cette dépendance. Quand nous demandons de l’aide ou des financements pour nos projets, n’est-ce pas que nous signons des accords qui nous obligent à des contrôles rigoureux ? Il n’y a rien de mauvais à cela. Mais n’est-il pas vrai que nous devons d’abord afficher notre pauvreté pour être éligible à l’aide ? Ne devons-nous pas d’abord accepter de ne rien faire en dehors des accords conclus ? Quand on est dépendant, on n’a pas d’intimité. On n’a pas le droit au secret. Tout doit être clair, transparent chez nous. Ce que vous pensez vouloir garder pour vous, le donateur l’apprendra de votre voisin ou de votre partenaire local qui veut gagner davantage de faveurs du donateur commun. C’est triste comment les pauvres sont obligés de se déshabiller pour se laisser donner de nouveaux vêtements.

 

L’une des formes les plus dévastatrices de la dépendance, c’est la dépendance par rapport aux richesses faciles. « Nta wutunga ativye » – « Personne ne peut s’enrichir sans voler » dit le proverbe Kirundi. Et les commerçants truquent les prix, les fonctionnaires et les cadres de l’Etat vident les caisses de l’Etat au nom de cet adage. De tels proverbes révoltent les gens honnêtes, car la richesse durable est une richesse acquise à force de travail, de patience et d’investissement.

 

La dépendance favorise l’apathie, l’ignorance et la malhonnêteté. Mais le problème réside dans le fait que, quand vous tentez de prendre des initiatives qui favorisent votre indépendance, les voisins, les parents, les dirigeants et même les donateurs vous en découragent. Et quand vous insistez, la tendance est de vous étouffer. Pourquoi ? Y en a-t-il qui profitent de notre éternelle pauvreté ? Y en a-t-il qui gagnent en nous donnant des aides ? Au Burundi, il suffit que vous pensiez autrement que votre ethnie ou votre parti politique et vous devenez dangereux. Il suffit aussi que l’on lance un projet qui va au-delà des conventions et des standards habituels que des jaloux et ceux dont les intérêts sont menacés vous persécutent.

 

Les anciens burundais n’aimaient pas vivre dans un tel contexte de dépendance. C’est pour cela qu’ils disaient : « Ivyagusa bitera ubwenge buke » – « Les choses gratuites empêchent l’intelligence de se développer », ou encore, « Ak’imuhana kaza imvura ihise » – « L’outil que vous devez toujours emprunter des voisins vous parviendra quand il ne sert plus à rien (littéralement, après que la pluie ait cessé de tomber) », et enfin, « Amazi masabano ntamara imvyiro » – littéralement, « L’eau que vous demander des voisins n’épuisent pas la saleté de votre corps », ce qui veut dire que nos besoins ne seront jamais satisfaits par des aides.

 

Vers l’autonomie et l’interdépendance

 

Est-il possible de vivre sans dépendre ? Certes non. Mais que nous dépendions de l’extérieur même pour nous donner un cure-dent pour extraire des restes de nourritures entre nos dents, cela nous semble paradoxal. Que faisons-nous de nos ressources ? Qu’est-ce qui manque pour que nous les transformions ? Qu’est-ce que nous offrons à tous ceux qui nous vendent tout ? Si nos ancêtres ressuscitaient, ils seraient certainement mécontents de ce que nous avons délaissé les outils fabriqués par nos forgerons au profit des outils importés, de nous voir privilégier les gobelets en mettant de côté nos « imbaya », etc. 

 

Nous pouvons tous découvrir les ressources disponibles dans notre environnement. Il est fort possible que nous apprenions à exploiter nos propres ressources, sans les laisser à la portée des pilleurs. Nous pouvons aussi nous mettre ensemble pour être forts. Nous sommes capables de nouer des partenariats forts et de travailler en réseaux pour plus d’efficacité. Nous pouvons initier nos enfants, nos élèves, à la créativité responsable dès le bas âge. Nous pouvons leur inculquer un grand amour du travail car tout n’est pas perdu chez nous. Et nous pouvons autonomiser nos communautés pour le développement. Si nous sommes capables de tout cela, rien ne nous empêchera de réduire la dépendance pour amener les autres peuples à dépendre aussi de nous dans certains domaines, et donc de vivre dans l’interdépendance. Mais pourquoi n’osons-nous pas commencé ? De quoi avons-nous peur ? De ce qu’en diront nos bienfaiteurs certainement.

 

L’autonomie économique, ça ne s’acquiert pas gratuitement. On la recherche, on la conquiert, on se bat pour elle, tout comme l’on se bat pour ses droits et libertés. Et si nous sommes tous déterminés à conquérir  l’autonomie économique, rien au monde ne nous arrêtera. Nous n’allons pas parvenir à éradiquer la pauvreté si nous grandissons dans la logique de la dépendance dès le bas âge. Si d’ici à 2020 nous voulons éradiquer la pauvreté au Burundi, déclarons la guerre contre les facteurs de la pauvreté, mais d’abord contre la dépendance à tous les échelons. Les Japonais l’on fait alors qu’ils n’avaient pas beaucoup de ressources naturelles. Les Chinois l’ont fait, profitant de l’effet du nombre et de la discipline. Qu’est-ce qui nous empêche de réussir aussi même si cela devait prendre 50 ans ? Je ne parle pas de 10 ans car il y a des préalables que l’on n’a pas. Quand la guerre contre la malhonnêteté sera gagnée au Burundi, ce sera le tour de la dépendance. Si la dictature militaire a été combattue suivant la logique de « Ubugabo burihabwa », la pauvreté sera vaincue suivant celle de « Ubuntu burihabwa », et cette guerre n’est pas moindre.

Léonidas NDAYIZEYE mwene Burinkiko

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